« Cette béquille te donne des airs... humains, j’en aurais presque de l’empathie. »

Une oreille distraite pourrait y entendre quelque moquerie bon enfant qu’on se lance entre amis, de celles qui tournent les désagréments en dérision. Son sourire en coin finirait à tromper le passant indiscret. Hélas, Gwenn est faite de cette sincérité brutale insensible aux subtilités de l’humour et de la politesse. Elle le pense, elle le dit. Et il n’est pas étranger à son fonctionnement – sans doute la seule chose qui n’a pas changé chez elle. L’amertume et la rancœur ont simplement remplacé sa candeur juvénile et son amabilité serviable.

Et pourtant, elle est bien là.

Elle soupire, et dans son souffle file au vent la fumée grise. En terrasse de ce salon de thé prisé du faubourg, à attendre sa commande accompagnée. Et quelle compagnie : le Sovannarith. Richissime, influent, philanthrope – hypocrite transfuge. Il y a là une ironie méprisable à faire partie de ce cliché de notables mondains et de sorties huppées. Qu’importe, et elle tire une nouvelle fois sur sa cigarette.

Sans doute avait-elle tenté la fortune avec cette sortie. La dernière exposition en vogue, en plein cœur de l’après-midi. Au moins n’avait-elle pas eu longtemps à marcher. Mais, évidemment que le gratin s’y trouvait – ils n’ont que ça à faire. Au moins en partie. Et qu’importe que ça lui déplaise, elle les connaît bien. Trop, à son goût. Alors ça tomba sur Sir Sinha, ça aurait pu être pire – ça aurait pu être clairement mieux. Elle apprendra à se créer un réseau à son image ; en attendant elle ferait avec le carnet d’adresse le plus privilégié de toute la Société. Tant pis.

Quelques banalités, et une invitation à prendre un thé – ou un café ? Elle a oublié. Elle comptait prendre un jus d’oranges pressées. Et se changer les idées. Car même son plan initial se retournait contre elle. Elle avait trouvé dans l’étude des passés une certaine lumière pour comprendre et orienter ses pensées. Une étude de la pluralité qui eut le droit d’exister, aujourd’hui étouffée. Mais sous les colonnes et les dorures, on lui donnait une lecture conservatrice et bourgeoise de façades polies sans âmes.

Heureusement, leur commande arrive enfin, et sa cigarette, à sa fin.

« Le musée n’est-il pas en lui-même qu’une simple prison pour l’art ? »

Sans doute raté pour se changer les idées.