En un instant, sa respiration s'accoutuma au réalisme immaculé de ce lieu factice, et son regard épousa les merveilles d'un paysage sans fin : mille lieux sous les mensonges, la souffrance se laissait étouffer ; étreinte par une hypocrisie universelle, la douleur se laissait consumer. Quelque part – et à chaque fois qu'il pénétrait ici – il réalisait l'absurdité de cet espace, l'idiotie de son addiction ; il embrassait l'impasse que représentait son propre personnage, interprétation bercée par le courroux des espoirs.

Il n'enviait pas cette apparence, pas plus qu'il ne reniait ses défauts. Il ne fuyait pas la réalité, pas plus qu'il ne la haïssait. Unity était un défouloir, l'inétendue expression de quelques caprices, égoïstes désirs abandonnés au profit d'un tout.

Ici – et particulièrement à BETA qu'il foulait si rarement – il n'existait nulle autre règle que celle d'une curiosité sans limite, et qu'il érigeait en maître de ses moindres décisions. Loin d'une mort éternelle, le concept de danger s'estompait ; gouverné par l'audace, il traversait pas à pas l'immensité d'un inconnu aussi palpitant que déprimant. Au cœur du Tout, la majorité de son regard n'observait que du vide, comme un monde abandonné au milieu de son ouvrage.

Cette étendue rocheuse s'étendait comme l'immense squelette de l'inconnu, les muscles gorgés d'une sécheresse éprouvante, et voyait sa peau parsemée d'un nombre incalculable de grottes, pareilles à mille membres ; et dont chacune paraissait renfermer un mystère plus intéressant que la précédente.

En s'arrêtant à l'orée de l'une d'elles, ses iris ne mirent pas longtemps à s'accoutumer à l'obscurité, partiellement en raison d'une lointaine lueur qui n'avait rien de naturel. Interpellé, Narcisse risqua quelques pas à l'intérieur de cette architecture fébrile, attaché au pressentiment qu'il venait de faire une énorme bêtise, et découvrit la fine silhouette d'un homme dont il ne reconnaissait nullement les traits – pour autant qu'ici-bas, l'apparence ait seulement un sens.

Oh, je ne pensais pas trouver quelqu'un au cœur d'un endroit aussi miteux, à croire que le masochisme est une nouvelle profession.

Sitôt sa voix éteinte, les murs de la grotte vrombirent, comme en réponse à ce que seuls les plus susceptibles auraient qualifié d'injure. À vrai dire, il se serait bien émerveillé d'un tel réalisme, si l'unique sortie ne menaçait pas, d'une seconde à l'autre, de leur faire défaut. Attends, c'est normal, ça ? Si tant est que le concept existait, à BETA.

Leon avait toujours été un garçon dans la normalité. De son enfance – encore qu'il avait le plaisir d'une situation financière confortable – à son métier actuel, il n'avait jamais excellé dans quelque matière que ce soit. À l'inverse, il n'en était pas pour autant maladroit ; ses compétences ne le poussaient pas au-delà du lot, et faisaient de lui quelqu'un de remarquablement discret. Il existait en revanche une discipline en laquelle nul n'aurait pu prétendre le surpasser, et que l'éboulement de la grotte suffisait à alimenter – une indéfectible et insurmontable malchance.

Quand on parlait de poisse, Narcisse arrivait au galop. Son quotidien était imbibé d'une infinités d'événements sordides, qui contribuaient à l'élire en empereur absolu du manque de karma : les poignées coincées, les boissons renversées ; les orteils frappant les coins de table, ou les araignées réfugiées au sein de ses vêtements. La grotte, à vrai dire, n'était que l'infime partie d'une inlassable continuité d'événements si prévisibles, à ses yeux, qu'il s'en contenta d'un soupir.

Comment ça, équipé ? Rétorqua-t-il en plissant les yeux. Je suis censé porter une armure, quelque chose du genre ? Si un rocher nous prenait d'assaut, je ne suis pas sûr que dix centimètres d'acier ne suffisent à protéger mon crâne.

À vrai dire, il n'était pas certain qu'une pierre ait pu attendre l'infime microbe qui lui tenait lieu de cerveau – il avait passé tant de temps à élaborer des répliques cinglantes, à l'encontre d'un inconnu qui ne semblait pas désagréable, disons-le, qu'il ne l'avait pas vu s'engouffrer dans le tunnel devant. Hé, attends-moi ! Trottinant sur une dizaine de mètres, la faible lumière que le jeune homme trimballait lui servait de boussole : Narcisse manqua de trébucher plusieurs fois sur le sol irrégulier de la grotte, s'accrochant à même une sombre paroi, fébrile, mais guidé par l'inébranlable volonté de survivre à cet endroit déprimant. Toute atténuée qu'était l'image de la mort sur UNITY, il préférait ne jamais y goûter.

À propos, je m'appelle Narcisse. Je, eh bien, me suis perdu ici. Ce n'était pas mon attention de trouver des trésors, non que je m'y refuse, mais je suis plutôt curieux de savoir ce que tu faisais là.

Alors qu'ils s'enfonçaient si profondément dans la grotte que la seule lueur tenait à celle portée par son camarade de fortune, les deux hommes firent face à deux sentiers différents. Narcisse, portée par une confiance absolue en son misérable sens de l'orientation, s'avança vers l'un d'eux, l'examina durant quelques instants : satisfait, il se retourna vers le jeune homme bien plus professionnel que lui et, ignorant l'ombre menaçante qui grandissait dans son dos, déclara :

Je pense que ce chemin-là est plutôt sûr.

Leon n'avait jamais été claustrophobe. À vrai dire, Leon n'avait pas peur de quoi que ce soit – c'est, dû moins, ce qu'il avait toujours pensé avant de s'enfoncer corps et âme dans une sombre et mystérieuse grotte, à l'intérieur de laquelle une créature aussi terrifiante que dangereuse semblait prendre un malin plaisir à les torturer.

La mort, si éphémère qu'elle était, le menaçait.

Le bon point de la situation, c'est l'extraordinaire sens de l'humour dont faisait preuve le jeune homme qui l'accompagnait (Golden, avait-il dit... Golden quoi ? Golden suffirait, songea-t-il) et qui parvenait, à lui seul, à détendre une atmosphère alourdie par l'angoisse et la désorientation.
La créature, elle, préférait plomber l'ambiance.

Haha, noble créature, voici une sublime et meurtrière silhouette que vous avez là........ croyez bien que nous n'avions pour intention de violer votre territooooooooooooooooooooooooi-

L'élocution (fantastique, s'il m'est permis de préciser) de Narcisse fut noyée dans le courant d'un marathon forcé, mais néanmoins nécessaire : l'explorateur – censé être expert – venait de le saisir dans une course à l'hétérosexualité douteuse, mais sur l'aspect de laquelle il préférait ne pas se pencher : leur mort imminente lui paraissait d'autant plus importante, présentement.

Un bilan sur les grottes meurtrières s'impose.
Si un jour, dans un bonheur tout relatif, vous croisez quelqu'un de suffisamment confiant pour se qualifier d'expert en matière de géologie, tant et si bien qu'il prend un malin et toutefois modéré plaisir à vous humilier, et que cette même personne s'enfuit : faites de même. Ne discutez pas.
La mort était à leurs trousses, littéralement.

Dans son égarement intellectuel, Narcisse songea malgré tout que les bruits du galop du monstre n'avaient rien d'effrayant – on aurait dit le bruit d'un cheval unijambiste dont le sabot s'enfonçait à moitié dans le sable humide, et qui témoignait de tout le déséquilibre de sa démarche. Épris de pitié, il songea l'espace d'un instant à faire demi-tour, pour lui apprendre un numéro de claquette, ou toute expertise des jambes à même de rétablir son honneur de monstre terrifiant – mais le jeu n'en valait pas la chandelle.

Ça manquait de budget, pour les bruitages de ce monstre ? Le bruit qu'il fait est si drôle que je n'arrive pas à croire qu'il veuille m'arracher la...

Oops. En parlant de tête, il allait devoir passer la sienne dans cet étroit chemin où ramper semblait être la solution adéquate – un acte humiliant qu'il ne s'était promis de réitérer que pour laver sa salle de bain. Par ailleurs, Golden lui avait sauvé la vie, et méritait de s'accaparer cet honneur en premier, avant que le monstre n'arrive.

Il prit donc la décision qui s'imposait, dans son immense altruisme : il fonça le premier dans le chemin, et progressa dans une gestuelle qui ressemblait davantage à une nage papillon qu'autre chose, songeant que, si l'étiquette du ridicule lui collerait au cul toute sa vie, au moins il ne se le sera pas fait arracher par cette monstruosité.

Je vois la sortie ! Hâtons-nous !

Dans une tentative désespérée de rétablir un tant soit peu de sa fierté, il se hissa hors du chemin par une roulade qui aurait pu être réussie, si elle n'avait pas eu la vitesse d'exécution d'une scène romantique française. Narcisse se retourna, tendit sa main à Golden pour l'aider à s'extirper hors de cet étrique raccourci, et, reprenant son souffle, demanda :

Ici, on devrait être en sécurité, je pense... il ne devrait pas pouvoir passer. Golden Ratio, tu connais cette créature, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'est ?